ROOM ?
- Jean-Bernard MICHEL

- 13 déc.
- 5 min de lecture

Ce jour-là...
La guimbarde fonce dans la campagne nocturne, vitres ouvertes à tous les courants d’air. Des effluves de mangues et de papayes parviennent à nos narines. Déjà trois moustiques sont venus se protéger des turbulences sur nos peaux toutes roses, à défaut d’être fraîches. Monique, en parfaite bourlingueuse, sort une fiole de citronnelle. La radio hurle du rock américain des années soixante. C’est sûr, le chauffeur l’a mise exprès pour nous faire plaisir. Ses larges pieds nus et crasseux enveloppent les pédales.
Sur le pare-brise se côtoient une statuette de bouddha, un croissant musulman et une icône de la vierge Marie, plus quelques signes cabalistiques. Pas de détails, dès fois qu’une religion soit mieux qu’une autre, on ne sait jamais !
Débarqués au milieu de la nuit, hallucinés après quinze heures de vol, comprimés comme des aspirines dans un charter plus que low-cost, nous avons sauté dans le premier taxi jaune rouille que nous avons trouvé. Le tas de ferraille improbable couine douloureusement à chaque virage pour nous amener au centre-ville de Singapour. Il est minuit.
Le chauffeur nous met tout de suite au parfum :
« Singapour tout fermé, aujourd’hui ! Indépendânc’ day ! »
Aïe aïe, aïe ! Mauvaise nouvelle ! Par-dessus Elvis Presley dans « Love me tender », il nous crie que tous les hôtels sont complets. Il insiste pour nous diriger au « Raffle’s palace ». Nous y trouverons sûrement de quoi dormir. Ben ouais, évidemment ! À 1000 dollars la nuit, ça lui ferait une belle et bonne grosse commission !
Peut-être dans le vieux quartier chinois ? Je lui ordonne de nous arrêter là-bas. Avec un peu de chance, nous y dénicherons une chambre. Il renâcle en je ne sais quelle langue, mais s’exécute et nous largue sur un large boulevard ressemblant aux vestiges de Tchernobyl. Désert.
Deux heures plus tard, nous errons encore. Les hôtels ne sont pas complets ; ils sont fermés ! La plaisanterie a assez duré ! Nous sommes entourés d’ombres furtives qui se dissimulent plus ou moins dans les espaces « verts » ou les embrasures de portes. Monique, ma jolie brune mince et souple comme une liane, a les nerfs solides d’habitude. Mais là, ça devient l’angoisse. Elle s’assoit sur un parapet et part en crise de larmes. C’est trop de fatigue ! Elle est épuisée et moi aussi.
« T’inquiètes, mon bébé ! J’assure ! Allez courage ! Avec moi, tu ne risques rien ! »
Je n'en pense pas un mot et n’en mène pas plus large qu’elle.
Une tête patibulaire surgit d’un fourré :
— Room ?
— No thanks !
Trop sale gueule, celui-là !
Une autre, balafrée, se pointe :
— Room ?
— No thank you very much !
Mieux vaut être poli. Lui c’est un tueur, c’est sûr ! On va finir par ameuter tous les crevards de Singapour. Il est temps de trouver une solution !
Une autre encore :
— Room ?
Mouais ! Lui ça devrait aller ! Il a une mine d’ange en visite chez Saint-Julien. C’est au moins l’aristocrate du quartier !
— Moi, Chang, nous informe-t-il, la main sur le cœur.
Nos sacs de quinze kilos sur le dos, nous le suivons dans un entrelacs de ruelles sous des tours de quinze étages, et louvoyons entre les voitures dans des parkings sinistres. Nous arrivons finalement à un escalier extérieur. Chang nous montre ses dix doigts écartés. Quoi ? Dix paliers ! « Ascenseur en panne », qu’il nous fait comprendre. Nos pas résonnent sur le béton nu. L’escalade est longue. La chaleur étouffante malgré le vent qui augmente avec l’altitude. Ma moitié expire. La sienne titube.
Enfin, Chang ouvre une porte en contreplaqué qualité HLM et nous pénétrons dans un salon au néon blafard quasiment vide de meubles. On ne voudrait pas faire la fine bouche pour 20 dollars, mais tout de même ! Nous sommes en nage et bien sûr, il n’y a pas de clim.
Notre « gars — à — la — bonne — tête » disparaît, soi-disant pour aller nous chercher un matelas. Il revient :
— No more room !
Toutes les chambres sont louées. Il nous a baladés pour rien !
— You sleep here, in living room.
Quoi ? On dort dans le salon ? C'est quoi ce traquenard !
Monique veut partir. Elle a peur. Je ne suis pas loin de lui donner raison, mais je mesure notre fatigue et ce qui nous attend dehors. Je négocie avec elle : « nous effectuerons une veille pour surveiller nos bagages, voilà tout ! »
C'est alors que, tourné face à elle, je vois ses yeux s’écarquiller de terreur. Qu’est-ce qu’il se passe encore ? Je me retourne…
D’une porte dérobée, vient d’apparaître un homme de Neandertal asiatique !
Les cheveux hirsutes, gras, longs jusqu’aux épaules, le cou puissant, le front aplati, et des muscles, mais des muscles ! Il est doté de la face large et édentée la plus effrayante que l’on puisse imaginer. Torse nu, tatoué de signes cabalistiques, il s’approche de nous... UN GRAND POIGNARD À LA MAIN ! La lame brille sous les néons blafards.
Je déglutis, l’air de rien, et me mets à parler d’un ton léger à Monique, tout sourire, de n’importe quoi sur l’air innocent du mec « qui fait genre », qui sait que l’autre ne comprend rien et qui veut montrer qu’il n’a pas peur, non, non, pas du tout, et qu’il ne peut par conséquent rien arriver.
Elle me croit devenu fou mais, feuille-morte tremblante, se réfugie derrière moi.
Je m’apprête en réalité à livrer la dernière bataille de ma vie et à défendre chèrement compagne et traveller’s chèques. C’est la fin ! Jamais je n’aurais dû me fier à la bonne tête du p’tit gars ! Pardon mon amour ! La transpiration dégouline sur mes joues.
Le Monstre est à deux mètres de nous.
Je prépare mentalement une manœuvre de karaté de derrière les fagots. Voyons, c'est comment, déjà ? Et par où vais-je aborder ce colosse ? Et que cache-t-il derrière son dos ? L'atmosphère devient de plus en plus lourde. Je bande mes muscles. Je serai Bruce Lee, Popeye et King Kong réunis ! Au fond de ma gorge, je m’apprête à sortir le Kiaï, le cri qui tue ! Sous mon apparence inerte et mes paupières mi-closes, un torrent de lave est en train de sourdre. L’éruption sera terrible !
Si sa lame ne m’a pas transpercé d’abord, il nous faudra fuir au plus vite après le choc fatal, car les autres Yokosuka surgiront et nous anéantirons ! Il faudra que j’empoigne ma belle, car il sera alors impossible de lui communiquer mes intentions. Tant pis pour les sacs à dos ! Les sacrifier ! Nous aurons à survivre jusqu’à l’ambassade de France !
L’œil inexpressif, l’Énorme avance son coutelas vers moi. Dans un rictus horrible qui dévoile une bouche édentée, vivement, il dégage l’autre main. Ça y est ! Je vois ma mort !
Qu’est-ce qu’il m’a pris de venir à Singapour ? Jamais on ne nous retrouvera ! J’imagine déjà le télex de l’AFP tombant sur les téléscripteurs : « Deux touristes disparus à Singapour ! Sommes sans nouvelles d’eux. Aucune rançon demandée. »
Je sens Monique trembler de tous ses membres contre moi. Non ! Il faut se battre ! Mourir vaillamment… Je bloque ma respiration… Je vais attaquer… Viser le cœur…
— Beer ? nous lance l’Affreux dans un flot de postillons sortant de sa bouche baveuse.
Impassible, mon regard s’abaisse vers ses grosses paluches. Souriant malicieusement toutes gencives roses dehors, la Bête tient dans l’autre main deux cannettes ! Et sans attendre notre approbation, de sa large lame, il décapsule les bouteilles une à une telles des grenades que l’on dégoupille.
Tchin-tchin, mes amis ! Laissez un commentaire si le coeur vous en dit. N'hésitez pas à visiter ma page d'acceuil. Si vous ne l'avez pas déjà lu, un roman vous y attend : "Les NeoVerniens". Et aussi un recueil de nouvelles : "Les Routes Improbables". Bonnes lectures.





Commentaires